Végétal Macadam
Hanoi s’était réveillée brisée par une de ces tempêtes qui transforme les rues moites en allées torrentielles. Les lueurs de l’aube perçaient difficilement l’épaisseur du ciel transpirant encore la mousson lorsque les premières motos firent leur apparition. Les pots d’échappement crachaient partout une fumée âcre qui brûlait les yeux et essoufflait les bronches. Les moteurs envahissaient le moindre centimètre carré de bitume comblant même les espaces vides. Entre les klaxons agressifs et les ronflements mécaniques, je n’étais qu’une proie facile dans cette jungle urbaine pétaradante. 40 millions de motos pour 90 millions de vietnamiens et une seule question : comment traverser la rue ?
Le bipède mal informé des règles de signalisation devenait rapidement l’ennemi numéro un. Quelles règles ? L’un roulait et l’autre essayait de marcher. C’était à celui qui avait le courage d’avancer en premier. Sur le bas côté, le pied hésitait et le vertige menaçait avant de s’engager. Ne pas reculer et ne jamais courir seraient ils les clés du succès ? C’était un combat qui se jouait surtout à l’intérieur, là où se cachait l’instinct. Le déplacement contre l’immobilité. Rien ne servait de regarder à gauche, à droite puis encore à gauche, il fallait de toute façon partir à point.
Dans un élan de courage, ce fameux pied hésitant s’élança. Le deuxième suivit timidement et les premiers pas ont fait comme l’effet d’un diesel. Froid et lent au début, mais après, ça avançait bien. Soudainement sûr de moi, je m’acharnai dans l’adversité. J’avalais avec précaution ce macadam où même une fourmi n’osait pas s’aventurer. La confiance m’envahit et je décidai de baisser le regard comme pour pimenter l’épreuve.
Juste là, au pied de mes tongs en caoutchouc noircies par la combustion des gaz, une minuscule fleur de Bang Lang s’échappait à travers une craquelure de goudron. Le reflet des pétales sur le chrome étincelant des motos faisait courir à la surface des flaques une onde violacée. Et dans ce mirage où la beauté fragile s’exprimait, les paupières humides et le regard émerveillé, le bipède mal informé que j’étais se pétrifia devant l’arrogance de cette injustice. Malgré le va-et-vient destructeur des motocyclettes, plus rien n’avait d’importance. Le temps s’était arrêté. A deux centimètres du bout de mes orteils, la résistance s’organisait avec grâce et désinvolture. Qui du végétal éphémère ou de la bécane fumante triomphera ? Devant moi, le combat faisait rage et impossible de dire qui de David ou Goliath avait l’avantage. Dans les airs, le pollen volatile luttait contre les particules fines tandis qu’au sol, le pistil enraciné résistait face aux vapeurs flottantes du pot catalytique.
Un crissement de pneu, suivi d’un cri incompréhensible ressemblant sûrement à une insulte, me fit sursauter et me sortit de ce coma contemplatif. Une goutte de sueur perla au coin de ma paupière et me piqua les yeux. En un clin d’œil, je retrouvai mes esprits mais cette fois ci avec un nouveau regard. Je n’étais pas si différent de cette plante chétive. Entre l’enracinement de la fleur ou la mouvance de la mobylette, la peur de la circulation ou mon besoin vital de franchir la rue, le tiraillement était toujours le même. Le déplacement contre l’immobilité. Même conviction, même combat, l’envie furieuse de vouloir vivre.
Tête de buffalo traînant le long de la route
Je pris finalement mon destin en main et m’élançai à la poursuite de la dernière section d’asphalte. Après plusieurs minutes d’errance à serpenter entre les crevasses humides de la route et l’ondulation mécanique, je franchis enfin le trottoir tant convoité pour me retrouver face à Goliath, vaincu. A la recherche d’un peu de répit, je fermai les yeux pour faire le vide en moi et pris une inspiration profonde. Quand je les rouvris, le panorama avait changé. Juste là, au pied de mes tongs, les méandres de la route se transformaient en combat pour la vie. Les scooters promenaient sur leur selle brûlante un écosystème prodigieux. Sur l’un, papi avec son sac de riz et mamie à l’arrière tenant fièrement sur ses genoux un petit fils souriant. Sur l’autre, un couple de jeunes mariés prêt pour un nouveau départ, englouti sous une montagne de cartons de déménagement. Il n’était pas rare non plus d’apercevoir un paysan avec sa brebis et sa botte de foin cherchant une échappatoire vers l’herbe verte de son champ. Les plus téméraires traînaient leur buffalo, les pattes ligotées, posé arbitrairement sur l'arrière de la selle. Même pour déjeuner, il suffisait de se rapprocher des étalages et de commander une soupe à la crevette directement de la pétrolette encore vrombissante avant de repartir sans vérifier l’angle mort. Et pour ceux qui n'aimaient pas la soupe, il restait le fameux vin de serpents venimeux. Toute l’effervescence de la vie se concentrait sur cette route de la mort.
Devant ce spectacle saisissant, je levai les yeux au ciel pour la première fois. Aveuglé par ma visière de casquette, je découvris après coup le tronc tordu des arbres séculaires. Ayant résistés aux anciens combats, ils témoignaient d’une époque que l’on pensait révolue, celle où le passé des Hommes façonnait l’avenir du monde. Au bord de la rue Thanh Niên, les fleurs ardentes des flamboyants dansaient dans le vent et les pétales qui s’en détachaient virevoltaient librement dans l’air avant de retomber délicatement pour recouvrir la noirceur du sol. Mon trottoir infranchissable était devenu une allée nuancée de matières et de couleurs.
Comme pour faire face à mon destin, je scrutais maintenant l’horizon fier comme un conquérant. Au loin une bécane plus petite que les autres zigzaguait timidement. Sans casque, le pilote adolescent transportait une précieuse cargaison. A l’abri des regards et des émissions polluantes, siégeait entre ces tongs à lui un petit pot de terre accueillant une fleur de Bang Lang. Un frisson fit trembler l’ensemble de mon corps encore moite et je souris enfin. Finalement, rien ne sert d’éviter les scooters, il faut simplement savoir ou mettre les pieds. Tout roulait comme sur des roulettes : « comme les bipèdes paumés, la vie trouve toujours un chemin ».