Tajik Air
La salle d’attente est assez vétuste et il n’y a pas foule entre ces 4 murs décolorés. Derrière une fente ridicule, le douanier me redonne mon passeport en inventant une excuse bidon pour m’interdire l’accès à l’avion.
Depuis des années, je me surprends à analyser le comportement du personnel à chaque douane et ce gars là, je le mettrais dans la case des fainéants légèrement têtus. Contrairement aux têtus légèrement fainéants avec lesquels il n’est pas possible de négocier, avec lui j’ai encore toutes mes chances. Il suffit juste de lui faire comprendre que je ne suis pas le genre à abandonner facilement.
photo: whenbutnow.com
Après plusieurs heures d’attente dans cette salle vide à observer ce type en uniforme faire semblant de tamponner des feuilles blanches, je finis par passer à l’action. Je sors du bâtiment et fais le tour par l’arrière jusqu'à l’entrée réservée au personnel. Je rentre bruyamment sans frapper pour lui déposer mon passeport directement sur son bureau. Il comprend assez vite que j’ai besoin d’un billet et que je ne lâcherai pas l’affaire.
Cet avion ne vole pas tous les jours mais dépend du nombre de personnes inscrites à son bord. Les réservations se font la veille pour le lendemain. S’il n’y a pas assez de passagers inscrits, il ne décollera pas le jour suivant. Mais aujourd’hui, j’ai de la chance ! Je sais qu’il y a assez de réservations mais malheureusement, je n’ai pas réussi à obtenir un billet et le décollage est dans quelques heures.
Avec l’homme en uniforme, on se regarde fixement sans cligner des yeux. Il sait très bien qu’il ne peut pas me refuser le billet mais je sais aussi que le pays ne souhaite pas voir de touristes étrangers sur des vols domestiques classés sur liste noire.
Plus j’insiste, plus il râle, signe, qui confirme ma règle : je suis bien en face d’un fainéant légèrement têtu ! Mon type en uniforme n’a pas l’air bien méchant et prend un malin plaisir à me faire poireauter le plus longtemps possible. Je finis par sortir mon porte monnaie et je paye cash en lui mettant les billets directement sous le nez. Je remplis moi-même une feuille qu’il me tend paresseusement du bout des doigts et après de longues minutes interminables à l’observer gribouiller quelques mots sur un papier, j’obtiens enfin mon laissez-passer.
La salle d’embarquement n’est pas très moderne. Dans le petit aéroport local de Khorog, capitale du Pamir occidental tadjike, la sécurité, c’est juste une grosse dame derrière un ordinateur. Je passe mon sac dans un vieux détecteur de métaux et attends qu’il sonne à cause de ma bonbonne de gaz. Mais aucun avertissement, pas même une remarque de la grosse dame qui me dit d’attendre un peu plus loin. Je lui montre le gaz et le dessin sur mon billet indiquant son interdiction mais elle me dit que ce n’est pas un problème majeur et que le gaz finalement, ça explose rarement.
Assis sur le tarmac, j’attends en regardant les montagnes d’en face. La piste est vraiment petite et surtout cabossée. On ne peut pas vraiment dire que le béton est neuf. En réalité, cela ressemble plutôt à une route en terre battue. Une vache la traverse et une maman y promène sa fille juste avant qu’un avion n’atterrisse. L’appareil fait demi-tour et s’arrête au bout de quelques mètres. Cet avion à hélice, c’est le mien.
Pendant la guerre froide, le vol était le seul pour lequel les pilotes soviétiques obtenaient une prime de risque. La cabine dépressurisée, l’avion est obligé de slalomer à basse altitude entre les montagnes afghanes au milieu d’un climat trop changeant. Le coucou à l’air beau de loin mais en réalité, la peinture cache une carrosserie rouillée et des vis qui tombent. Avec 55 ans de bons et loyaux services, il faut bien maquiller les rides à coup de pinceaux. La vieille machine ne s’est crachée qu’une seule fois en 1993 pendant la guerre civile. 81 passagers au lieu de 28, l’avion a finit son vol dans la rivière et la Panj n’est pas aussi calme que l’Hudson. Aujourd’hui, personne ne sait vraiment s’il retouchera le sol en miette et pour l’instant mieux vaut ne pas y penser. Le trajet connecte Khorog à Douchanbe et évite 2 jours de 4x4 très dangereux à cause de l’état des routes et des précipices laissés par les éboulements de terrain. Alors entre admirer les montagnes d’en haut ou les transpirer d’en bas, mon choix est fait.
Une petite trappe en escalier s’ouvre derrière la queue de l’appareil et tous les passagers s’engouffrent à l’intérieur. Avec mon gros sac et ma grande taille, je galère un peu et ça passe limite. L’appareil est configuré bizarrement. A droite, il y a 2 rangées de sièges et à gauche une seule. Je m’installe à côté de l’hélice gauche et à sentir la densité du siège, j’ai l’impression d’être assis sur un tabouret. Avant le décollage, un coup d’œil confirme que nous ne sommes pas 81 mais bien 28 et c’est rassurant.
Il y a un gars dehors qui tripote l’hélice. Il essaye de la faire tourner pour enclencher le moteur mais ça ne marche pas et il s’y reprend plusieurs fois. Dans un grondement terrible, l’appareil démarre enfin et le fuselage vibre violemment. Le bruit assourdissant inquiète et les secousses du moteur n’arrangent pas les choses. Je n’aurais peut être pas dû insister pour avoir mon billet. J’ai l’estomac noué et cette fois j’ai vraiment l’impression que je vais crever. Serait ce mon dernier voyage? L’avion à l’air de prendre de la vitesse et les roues peinent à quitter le sol. L’engin avance à grande vitesse mais la fin de la piste n’est plus très loin. Serait-ce le bout du tunnel ? En une fraction de seconde, l’appareil décide enfin de pointer le nez vers le ciel et se sépare du sol au dernier moment.
J’espère que le pilote sait ce qu’il fait. C’est un ancien de l’armée soviétique. Il est aussi ridé que sa monture et dans un sens, cela adoucit mes peurs. Le steward essaye de s’installer dans le cockpit miniature mais il n’y a pas assez de place pour lui alors il reste planté devant moi, le dos courbé par la petite taille de l’habitacle. A chaque coup de vent l’avion dévie de sa trajectoire. Les enfants vomissent, les parents prient et je serre les dents pour ne pas crier. Je repense à ma bonbonne de gaz dans mon sac et je panique un peu. S’il se passe quelque chose, je ne voudrais pas que ce soit à cause de la bouteille d’isobutane du seul touriste présent dans ce vieux tas de ferraille.
Les sommets sont si proches qu’ils en deviennent dangereux. Je suis au dessus de l’Afghanistan, des rêves pleins la tête et des étoiles pleins les yeux. On survole quelques pics enneigés et certains dévoilent un lac turquoise bien caché. Dans cette immensité, je me noie dans un océan de montagnes et pense à Saint-Exupéry. Peut être que le petit prince vit ici, caché dans le creux des vallées aux milieux des moutons… Parfois je me déconcentre et le vomi des gosses réveille mes narines. Je tourne timidement la tête pour voir les parents qui récitent encore quelques prières les yeux fermés. Pour ne pas paniquer, je me colle à nouveau contre le hublot froid et replonge dans mes pensées. Je frissonne de peur et de joie. Dans ce subtil cocktail d’émotions, je suis perdu dans les profondeurs de mon âme et finalement je me moque bien de ce qu’il peut arriver. J’essaye juste de garder cet équilibre jubilatoire qui oscille entre appréhension et émerveillement. Reste à savoir de quel côté vais-je basculer ?
J’aperçois enfin Douchanbe et l’avion amorce l’atterrissage. Avec la faible altitude, la descente ne dure pas bien longtemps car j’ai à peine le temps de souffler. Une dernière vibration du moteur et un dernier coup de frein hésitant avant l’arrêt total de l’appareil. J’aimerais applaudir mais les autres passagers sont trop pressés de sortir de la boîte à sardines. Je descends aussi difficilement que la montée et longe la piste avec les autres. Un dernier regard en arrière, le pilote se félicite lui-même, l’avion file au garage et je respire enfin.