Les fous du volant
Posés au hasard sur un coin de route, de vieux tacots attendent patiemment que les banquettes se remplissent. Au milieu de la vallée du Wakhan tadjike, les voitures sont rares et celles qui roulent encore plus. Au début les sacs s’entrechoquent et après les gens se bousculent. Comme au marché, on brade les prix vers la fin mais il faut arriver avant les autres pour avoir les produits frais. Les gros 4x4 confortables sont déjà bien remplis alors il faut se rabattre sur les petites voitures chinoises. Ici, pas de blablacar et pas de frais de dossier en supplément. On sourit, on discute, on paye cash et on économise 4h d’attente en autostop.
Je choisis au hasard le chauffeur qui paraît le plus décontracté. Polo bleu rayé, jean fashion déchiré et muscles saillants mais c’est surtout la casquette qui m’a séduit, Jean Paul Gautier en plus bronzé. La voiture est un peu moins attrayante. Petite, cabossée, chinoise mais pas débridée. Le moteur tourne lentement, un peu trop. Sur ce coin de route, on crie : « départ dans 30 minutes ! » Après une dure journée de stop, arriver dans ce coin paumé pile pour le départ, c’est assez jouissif : aujourd’hui, j’ai de la chance.
Deux heures après, je suis toujours là, assis à la place du mort: priorité aux voyageurs. Tous les sièges sont occupés, cela veut dire qu’il reste encore quelques places à refourguer avant de partir. Il fait chaud, plus de 45 degrés mais au moins, la playlist de Jean Paul fait passer le temps. Elle tourne en boucle depuis un moment. 5 chansons à tout casser, bref on va bien s’amuser.
Comme d’hab, la voiture est surchargée: 8 sièges et 11 passagers sans compter bébé qui trouvera bien une place entre les caisses d’oignons en espérant que ça ne le fasse pas pleurer. Il y a la jeune fille timide qui rentre chez elle pour le week end. L’école est trop loin du village alors il faut l’envoyer en ville ou plutôt au village plus gros que les autres. Elle ne parle pas mais reste toujours très attentive aux discussions. Il y a aussi maman qui rêve naïvement que le petit dormira tout le trajet. Mais il ronchonne déjà la tête collé contre la portière et bavant sur la vitre. Tout au fond du véhicule, il y a toujours un homme très ridés mais pas forcément vieux. Il travaille dans les champs comme tous les autres. Il lui manque une dent ce qui lui donne un air fort sympathique surtout quand il sourit. Devant lui, il y a l’homme d’affaire, celui qui en a dans la caboche et qu’il faut respecter. Il doit surement tenir un petit « магазин ». Magasin en russe. C’est comme une petite supérette de campagne avec rien sur les étalages à part un gros tas de pastèques.
Enfin, il y a les meilleurs potes. Tous dans la quarantaine, c’est une belle brochette enjouée et à bien analyser l’haleine, ils ne boivent pas que du thé. Tous un peu saoul, ils défilent fièrement autour de la voiture avant de s’entasser à l’intérieur. On m’offre à manger mais pas à boire car les bouteilles sont déjà vides. J’ai le droit aux présentations officielles mais je ne me rappelle que d’un seul nom.. Dans une bande d’ami il y a en a toujours un plus éméché que les autres. Celui qui fait rire au début et qui devient trop lourd à la fin. Le notre, il s’appelle Zafar et fait des mélanges pas très sains car même si l’herbe afghane est bonne, la vodka donne le coup de grâce. Il tombe dans les pommes dès le premier coup de volant. On s’arrête pour lui donner quelques claques et quand il se réveille, il part draguer les serveuses du salon de thé d’à côté. Avec sa longue robe blanche et sa barbe de trois jours il me fait penser à Aladin. Avec son état, il faut un coup de génie s’il veut ramener Jasmine. Sans surprise, il revient seul au bout de quelques minutes en criant des mots incompréhensibles. Très vite, le bazar se réinstalle dans la voiture: pas de doute, c’est bien le retour de Zafar.
Après une heure de pause, le moteur redémarre enfin et les derniers toits de chaumes laissent place aux montagnes. Sept virages plus tard, Aladin fait encore un malaise sur son tapis roulant et on s’arrête encore. Le chauffeur annonce la pause car après tout, il faut bien se reposer de la pause d’avant. Mais le bon vivant qui a trop fumé s’énerve sans raison et part en titubant sur un sentier étroit. Rapidement il disparaît et le silence revient. C’est un peu le calme après la tempête. Mais au bout de deux heures et demie, il n’est toujours pas revenu. Alors on fouille, on cherche puis on remonte bredouille dans la voiture. Sauf qu’avec son état, le poivrot ne rentrera pas tout seul. Alors on refouille et on recherche puis on finit par trouver. Endormi parterre derrière un muret, le gaillard à cuit au soleil après sa cuite. Enfin, on repart.
Le paysage défile dans ces montagnes immaculées et les virages finissent par assommer mes nouveaux copains qui décuvent lentement. Curieuse sensation de se retrouver avec un gang de farfelus écervelés sur cette bande de terre si sérieuse. Mon regard se perd dans l’immensité des sommets et mon esprit est absorbé par le mystère de la frontière invisible. De l’autre côté de ma portière, c’est l’Afghanistan…
A la frontière
Je m’évade et rêve d’aventures en terres afghanes mais mes errances ne dépasseront pas la frontière tadjike. Soudain la voiture percute un caillou plus gros que les autres. Je sors de mes pensées et la réalité me rattrape. Jean Paul s’arrête. La roue avant est crevée. Dans le coffre, il n’y a pas de cric et moi je craque. Je suis seul avec cette bande d’allumés dans une vallée déserte. Heureusement, le mec bien saoul dort la bouche ouverte. Au moins j’aurai le temps de pisser : aujourd’hui j’ai vraiment de la chance...
Un 4x4 finit par nous doubler et nous prête le matériel. Encore faut-il trouver une pierre plate pour poser le cric car Jean Paul s’est arrêté au milieu d’une grosse flaque de boue. Après deux heures de logistique et une heure de réparation, la voiture roule à nouveau et Jean Paul est déterminé à rentrer tôt.
Seulement, il y a un autre extravagant dans la bande. Celui là, c’est un vrai champion. Il est sur la banquette avant, coincé entre le chauffeur et moi. C’est notre Disc Jockey. Comme David Guetta, il touche à tous les boutons. Même si la radio ne tient que par quelques fils, il s’amuse à faire défiler les 5 chansons de la playlist de Jean Paul dans des ordres différents. La 1 puis la 3 et la 5 avant la 4. Avec beaucoup de tendresse il veut s’assurer que la compilation me plait. Après tout, je n’ai pas vraiment le choix car au bout de 15 minutes je connais déjà la chanson… Il se retourne vers moi et m’empoigne à chaque musique pour me demander dans un anglais limité si j’apprécie le son. « Yannis, good ? » et je réponds « Good ». Le scénario se répète sans fin et il ne faut surtout pas perdre patience même au bout de 6h de chanson numéro 4. Heureusement, la numéro 2 est plus longue que les autres et m’offre un léger répit. Je me dis qu’il faudrait sortir l’appareil photo pour immortaliser l’épopée et faire quelques portraits mais ils m’épuisent tous et je n’ai plus la force de les supporter.
Le vieux tacot arrive enfin à destination après seulement 7 heures de retard. David Guetta m’invite chez lui mais je refuse l’invitation en carré VIP. Notre Disc Jockey a lui aussi un peu trop picolé et je rêve d’un coin tranquille le plus loin possible de ces fous du volant. J’ouvre enfin la portière de cette bagnole pour fouler la terre tant attendue. C’est un petit pas alcoolisé pour eux mais un grand pas pour moi.
Bien arrivé au village