Le grand saut
Le soleil brille haut dans le ciel sans nuage mais ne réchauffe pas beaucoup. Sans un sous, la seule chose qui occupe les poches, restent mes doigts recroquevillés sur eux mêmes à la recherche d’un peu de chaleur. Debout sur la chaussée en piteux état, je scrute l’horizon avec mon pote à la recherche du moindre signe de vie. Pas besoin de lever le pouce car il n’y a personne. Épuisés et amaigris, on attend la voiture salvatrice. Pour combler l’ennui, une poubelle sale exhibe quelques bananes avariées dans un sac plastique translucide. Ce soir, c’est notre troisième nuit au même endroit. 72h d’attente, c’est une bonne moyenne. J’ai froid, j’ai faim et je ressasse sans cesse dans ma tête la même phrase stérile: qu’est ce que je fous là ? Un peu désespéré, je me tourne vers Bastien. On s’observe en silence en pensant à la même chose… Combien de bananes pourries reste-t- il dans cette fichue poubelle ?
Avec la fatigue, la tension retombe et on finit par éclater de rire sans raison. On se fend la poire au milieu de bananes congolaises au dessus du cercle polaire arctique finlandais. Tout de suite, la situation paraît plus dérisoire. Les larmes de joie réchauffent mes joues, le goût de la banane devient plus savoureux, l’attente plus comique et le cap nord n’est plus très loin.
En face de nous la Laponie finlandaise s’offre en spectacle et partage sa beauté sauvage comme si elle voulait enseigner quelque chose. Sur cette langue de goudron râpeux, on avale les kilomètres assez difficilement tout comme les bananes. La route est belle et cruelle à la fois. On l’aime en l’haïssant. On la souffre et on la transpire. Ces 6 m de large en bitume entourés de forêts de pins et d’épicéas qui ne se finissent jamais entretiennent la monotonie et parfois sapent le moral. Comme la vie, elle n’est pas toute droite cette route. Il y a des hauts et des bas; des creux et des tournants.
Mais la route est aussi ensorcelante qu’insaisissable. Depuis toujours, elle évoque la liberté, celle que nous cherchons tous. Comme une énergie invisible et protectrice, cette liberté réconforte les peines et rassure les choix, surtout celui de s’abandonner à soi. Le monde est vaste et il nous attend. Bercé par Kerouac et London, on se dit que le plus dur est fait : on est parti et les regrets sont restés derrière. Avec le temps, la route se fait moins hostile et plus intime. On apprend à vivre à ses côtés. Elle devient un abri, une mère, une inspiration. Le sac à dos comme maison et le ciel comme couverture, chez nous, c’est partout et nulle part. On se nourrit uniquement du hasard et on y prend goût. Finalement c’est peut être ça la leçon. Profite de l’instant, relativise la situation, respire un grand coup et dit toi que la vie finalement, elle est pas mal du tout. Alors pourquoi rentrer lorsque l’on se sent si bien ?
Sans comprendre réellement les sacrifices du déplacement, la curiosité m’a guidé un peu plus loin et parfois un peu plus haut. Cette route énigmatique, j’ai voulu la questionner lentement et découvrir ses limites avec parfois trop d’avidité.
Pourquoi est-elle aussi enivrante ? Quels secrets cache-t-elle ? Bouillant d’impatience, j’ai décidé de continuer seul pour explorer les moindres crevasses de ma route. Avec un peu d’élan, j’ai sauté dans le vide, tête la première dans l’immensité du monde. Mais la réception du plongeon s’est transformée en plat à l’arrivée…
Diplôme en poche, des ailes poussent dans le dos et on avance la fleur au fusil. On pense naïvement que l’innocence est finie et qu’il est temps d’arrêter de marcher dans le sillage des autres. Il faut emprunter notre propre chemin peu importe l’incompréhension de la meute. Quel est le sens de la vie si l’on nous impose de rester dans les rails? Alors un matin comme un autre, on prend un gros sac et on la trace cette fameuse route, sans vraiment comprendre pourquoi. Suivez le guide ! De toute façon on a tous les mêmes, le Routard pour les frenchies et le Lonely pour tous les autres. Très vite, on explose le budget en malibu-coca sur une plage inondée d’auberges pour jeunes adultes post-pubères et on fait des selfies les raybans au nez en se pensant meilleur que les autres car voyager, c'est à la mode.
Je me rappelle des soirées sur des bateaux de pêche au homard avec des jeunes fortunés vidant un plein d’essence à 6000 dollars et jetant des canettes à la mer. Il y a eu aussi ces orphelinats qui profitent de l’ignorance des gens pour arnaquer quelques touristes en manque de bonnes actions. Dans la plupart des établissements, les enfants sont parfois vendus par leurs parents pour quelques pièces de monnaies. On se console avec un volontariat pour sauver des éléphants dans la jungle mais le pachyderme reste maltraité en cachette. Puis on finit par grimper une montagne plus belle que les autres en basket de ville avec un sac à dos trop lourd et en laissant ses déchets parterre. La nature a souvent le dernier mot alors si on s’en sort cette fois, on pourra dire qu’on est des vrais, des grands, des authentiques baroudeurs et surtout, on pourra frimer après.
Puis un jour, le rideau tombe et révèle une réalité douloureuse. Il n’y a pas de vrais, il n’y a pas d’authentiques et il n’y a pas de baroudeurs, seulement quelques rêveurs du monde en quête d’eux-mêmes. Faire le tour du monde, ça n’existe pas vraiment et c’est surtout très prétentieux. L’ego est un piège bien connu qui dénature l’art du déplacement et pervertit le voyageur lui-même.
On n’explore pas le monde et on n’en fait encore moins le tour. On se contente de le contempler et on apprend à l’aimer avec ses défauts. On se rend vulnérable pour mieux s’ouvrir à lui et il finit par nous mettre totalement à nu ce qui est assez culotté. Le temps fait mûrir les réflexions, peu à peu la conscience s’élève et on finit enfin par s’intéresser aux autres. Ceux qui peuplent les terres qu’on colonise avec le sac sur le dos et qu’on assomme à coup de caméra gopro sont finalement comme nous : deux bras, deux jambes et le cœur sur la main.
Sur la route, on rencontre tout un tas de gens différents et surtout on les écoute. En fait, c’est la curiosité qui fait tomber l’innocence. Tout ne va pas forcément bien dans le meilleur des mondes et je ne veux pas finir candide sans avoir cultivé mon jardin. Le voyage n’est ni blanc ni noir, un peu comme la vie, un peu comme cette route.
Alors, sans réfléchir, j’ai décidé, un jour comme un autre, d’offrir des consultations d’ostéopathie aux populations locales pour donner un coup de main et surtout parce que c’était nécessaire. Ma route a pris alors un sens différent. Elle s’est transformée peu à peu en j’irai soigner chez vous mais sans la chemise rouge d’Antoine De Maximy.
Avec toutes ces expériences et tous ces souvenirs, ma vision du voyage change et celle de la vie aussi. Plus philosophique, plus responsable et avec moins de selfies. Tellement de cultures et de croyances, de langues et d’écritures, de paysages et d’architectures, trop de gens parlant de leurs vies et pas assez de temps pour tous les écouter. Sur la route, j’apprends que rien n’arrive par hasard et que tout a une importance. Parce qu’il y a des histoires qui passionnent, des vies qui bouleversent et des instants qui transportent, ne serait-il pas temps pour moi de continuer le voyage en l’écrivant ?
Même si l’apprentissage du plongeon doit forcément débuter par un plat, il faut continuer à sauter pour progresser. Le double salto arrière carpé finira bien un jour par être maîtrisé.
Aujourd’hui, je continue de suivre cette route avec le cœur et de la contempler avec les yeux. Maintenant, il faut juste transmettre avec les mots.