Escapade au Thar
Au milieu des plaines arides, il n’y a que notre moto qui peut surprendre le regard. Trop petite pour nous deux, cela fait des heures qu’on roule serrés sur la bécane sans jamais croiser personne.
Vide, c’est le meilleur mot pour qualifier ces étendues sauvages. Ici, la densité humaine serait proche de celle de la France : s’étendant du Rajasthan au Pakistan, le Thar est le désert le plus densément peuplé du monde. Drôle de sensation que de bourlinguer seuls, dans ce vide pourtant si plein. Mais ou sont t’ils tous ces gens? En Inde, il y a pourtant du monde, 1,3 milliards exactement. Même si cette partie du désert n’est pas autorisée aux touristes, car trop proche de la frontière pakistanaise, nous sommes les seuls à l’horizon.
A quelques kilomètres d’ici, les sommets himalayens du Pakistan transpercent le ciel. La moto s’arrête sur le bord de la route et je plisse les yeux pour mieux contempler ces sommets qui m’appellent depuis tant d’années. Avec mon compagnon de voyage, on s’amuserait bien à traverser cette ligne invisible mais cela déclencherait un incident diplomatique entre deux pays nucléarisés et de toute façon, le visa pakistanais m’a déjà été refusé. Depuis 1947, date d’indépendance du Pakistan, cette frontière avec l’Inde est une des plus militarisée du monde. Le seul poste frontière permettant de traverser est situé au Penjab, plusieurs centaines de kilomètre plus au nord dans la ville d’Amritsar. Chaque soir, le poste de douane se referme entre les deux ennemis intimes par une cérémonie militaire assez farfelue où soldats indiens et pakistanais s’affrontent du regard dans une danse désarticulée.
La moto repart mais les soubresauts et la surchauffe du moteur imposent de nombreux arrêts. Il fait plus de quarante degrés et il n’y a pas que les cylindres qui souffrent. Après seulement quelques minutes de route, le plastique chaud de la selle brûle nos pantalons et nous pousse à nous arrêter à nouveau à cause de la douleur.
Dans ce vide minéral, un ancien puits émerge du sol. L’eau est rare, moins de 200mm par an et pourtant depuis quelques kilomètres l’herbe verte remplace la terre brune. Au milieu des étendues verdoyantes, deux enfants se rapprochent du puits à bicyclette alors qu’aucune habitation ne dépasse de l’horizon. C’est donc vrai ce qu’on raconte sur l’Inde : « même si vous pensez être seul, gardez à l’idée qu’il y aura toujours au moins une paire d’yeux fixé sur vous ». La curiosité timide des deux compères finit par payer. Les gamins s’approchent de la moto et l’espace d’un instant les vieilles bicyclettes sont échangées contre un petit tour de bécane autour du puits. Assis à l’arrière, chacun leur tour, le vent vient fouetter leurs joues brunies par le soleil. Les cheveux ébouriffés et le sourire aux lèvres, ils s’imaginent la même chose que nous : quelle sensation unique de se laisser bercer par le vent.
Sur ces sentiers défoncés, il n’est pas rare de se faire couper la route par un dromadaire ou deux. Le vieil asphalte avale nos kilomètres plus vite que le soleil ne descend. Des édifices terreux commencent à émerger du sol et à former de minuscules hameaux mais les habitations semblent être abandonnées. Les villages se font plus nombreux mais toujours personne a qui parler. La lassitude s’installe et pour rencontrer du monde, frapper à une porte devient la seule solution.
Comme à la loterie, on ne sait pas sur quel hameau parier et on ne sait pas s’il sera habité. Au milieu d’un virage, un sentier se dégage du bitume et disparaît dans une bande de sable. La moto braque au dernier moment, le moteur tremble et les roues quittent l’asphalte pour longer un chemin étroit avant de s’arrêter devant quelques habitations. Les portes entrouvertes laissent apparaître des regards inquisiteurs. Les habitants, craintifs, restent dans leurs petites cases, les enfants dissimulés derrière eux. Personne n’ose s’avancer et je ne sais pas qui des enfants où des parents préfèreraient se cacher derrière l’autre. Ici, on ne reçoit pas beaucoup d’invités et encore moins des occidentaux.
Comme des animaux sauvages avant l’affrontement, on s’observe et on se jauge, immobiles. Dans le no man’s land qui nous sépare, un homme plus courageux que les autres, s’avance finalement vers nous. Il parle dans un dialecte incompréhensible mais nos yeux bienveillants répondent. Les premiers sourires s’échangent et comme d’habitude la tension retombe. Les adolescents ressentent aussi le changement d’atmosphère et comprennent que nous ne sommes pas une menace pour le village. Dans un mouvement inattendu, les enfants déferlent sur nous comme une vague puissante et nous sautent dessus, le sourire aux lèvres. C’est leur manière de nous accueillir. Ils nous bousculent et surtout ils nous touchent. Leurs petites mains répondent à la question que leurs yeux se posent : oui, il y a bien deux occidentaux sur le pas de leur porte. Débordant d’amour et de curiosité, on prête nos casques à deux d’entre eux qui jouent avec la moto éteinte. Ils sont de plus en plus nombreux a se regrouper et très vite, c’est tout le village qui est au rendez vous. Seul un jeune garçon pleurniche dans les bras d’un papi fatigué et refuse de nous saluer.
Une dizaine d’enfants et quelques adultes font la visite des lieux. Le tour du hameau est vite terminé : 3 ou 4 maisons avec un arbre pour l’ombre et un étang boueux pour l’eau. C’est ici qu’ils se baignent quand la température devient insupportable mais c’est aussi ici qu’ils se lavent, font la vaisselle, la lessive et prennent leur bain. Ce marécage, c’est le cœur du hameau et l’âme des lieux.
Les enfants sautent tout habillé dans l’eau et nous arrosent volontairement comme pour nous provoquer et nous inviter à plonger à notre tour. J’éclate de rire mais quand les gamins se mettent à boire l’eau saumâtre, le rideau tombe, mon sourire s’efface et la réalité me rattrape. La douceur de leurs yeux contraste avec la rudesse de leur vie. Ce petit étang, c’est leur Gange à eux, celui qui les maintient en vie.
Pour participer à l’économie locale, nous cherchons l’épicerie pour leur acheter quelques denrées. Le marchand nous accueille à bras ouvert et très vite, la foule s’entasse autour de nous dans la petite échoppe. Personne ne se comprend mais tout le monde se parle. Ce n’est surement pas les papis barbus ou les jeunes adultes qui peuvent traduire, mais l’intention est là. Dans le brouhaha, les jeunes ados nous épient dans un coin de mur et on communique ensemble sans trop savoir comment. Le commerçant ne s’imaginait pas un jour vendre ses produits à deux touristes dans son magasin de 10m2. Des noodles chinoises s’entassent dans un placard et quelques gâteaux secs pourrissant dans leurs sachets décolorés par le soleil, s’étalent sur une étagère. Dans ce village, on ne doit pas manger grand chose. Le propriétaire des lieux est fier de ses produits et nous conseille les chips au barbecue plutôt que les natures. Nos sacs se remplissent de maigres victuailles en même temps que la caisse du petit commerce et le vendeur bombe le torse fièrement en nous rendant la monnaie.
Nous ne devons pas trainer car cet endroit reste interdit aux touristes et nous ne voulons pas d’ennuis avec les autorités locales. Les premiers rugissements du moteur annoncent le départ imminent mais les gamins nous empêchent de partir. Ils encerclent la moto et nous bloquent le passage en sautant dans tous les sens, les bras tendus vers le ciel. Leurs mains serrent fortement le guidon et certaines appuient même sur la poignée du frein pour éviter que les roues s’animent. Difficilement, on se fraie un passage dans le sable en évitant leurs petits pieds sales qui s’échappent de nos pneus au dernier moment. Dans une dernière tentative de nous garder pour eux, les enfants les plus endurants nous poursuivent à grandes enjambées en s’agrippant à nos vêtements. La moto se déséquilibre subitement mais après quelques coups d’accélérateur, notre vitesse dépasse leurs foulées et la distance se creuse dans un nuage de poussière. On se retourne une dernière fois, le pouce sur le klaxon et l’autre main en l’air. D’un signe de la main, on salue une dernière fois les enfants avant de disparaitre entre les bandes de sables.
L’air ambiant est toujours aussi sec et le soleil toujours aussi chaud. Les roues retrouvent rapidement l’asphalte lorsque deux indiennes aux saris colorés partent au loin chercher de l’eau avec leurs jarres sur la tête. Le cœur plein d’amour et les yeux humides, on est un peu ému et conscient que ce genre de rencontre à le pouvoir de marquer nos vies sans changer les leurs. Drôle de sensation que de s’attacher autant à des inconnus du bout du monde, à des enfants du désert qui n’iront jamais plus loin que le sommet de leurs dunes brûlantes.
Je suis un peu secoué par ce moment singulier qui, une fois de plus, réveille en moi des émotions contradictoires. Ce n’est pas la première fois que je suis frappé par la brutalité du monde où parfois le pire fait ressortir le meilleur. On m’avait prévenu que l’Inde c’était différent et j’aurai dû m’en douter. L’Inde vous bouleverse, vous retourne l’estomac et massacre l’image que vous vous êtes faite du monde. L’espace d’un instant, vous croisez des milliardaires en Benkley, des enfants nus sur les trottoirs cherchant quelques détritus à se mettre sous la dent et des Sâdhus recouvert de cendres dont le regard perfore votre âme et vous fait comprendre que votre corps ne vous appartient pas. L’Inde est un équilibre fragile entre cruauté et émerveillement, un de ces endroits que l’on ne quitte jamais indemne. Cet univers étrange sape votre énergie et vous englouti si intensément qu’il ne vous reste même plus de larmes pour pleurer. Perdu dans vos questionnements existentiels, le seul moyen de se sortir de ces mâchoires fracassantes qui vous lacèrent le corps et l’esprit est de vous nourrir de cette spiritualité omniprésente en acceptant les atrocités que vous verrez au passage. N’essayez surtout pas de vous débattre, laissez vous guider plutôt le long du chemin que l’Inde a choisit pour vous et vous en ressortirez transformés pour le reste de votre existence.